• BODDHIDHARMA: un vide insondable et rien de sacré

    BODDHIDHARMALa vie et la légende de Boddhidharma, celui qui apporta en Chine le saint Dharma.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    BODDHIDHARMABoddhidharma est le premier patriarche zen, le maître le plus connu, le plus révéré, celui dont toutes les écoles se revendiquent, celui par qui la vraie pratique du zen a pénétré la Chine. Maître Deshimaru fut d'ailleurs surnommé "le Boddhidharma des temps modernes". Comme mythe fondateur, sa vie entière baigne dans la légende que la tradition et les écrits successifs, chinois et japonais, ont enrichi de génération en génération.

    Boddhidharma apportait une pratique spécifique, appelée "Biguan" en chinois: la contemplation face à un mur, autrement dit zazen, sans but, sans objet et sans profit. 

    Selon la tradition, il apporte aussi un sûtra: le Lankâvatâra sutra, long texte de 150 pages au contenu très technique.

    La plus ancienne mention de Boddhidharma, ou de celui qui pourrait être Boddhidharma, le donne pour un moine venant de Perse (autrement dit le sud de l'Iran actuelle, alors foyer bouddhique). Il aurait visité une pagode dans les années 520-530. De décennies en décennies, les textes s'étoffent: il est indien, plus précisément fils de roi du Sri Lanka, devenu disciple de maître Hannyatara à vingt ans, après la mort de son père et ordonné à 22 ans. Il avait déja la soixantaine quand Hannyatara, mourant, lui demanda d'attendre encore 67 ans pour aller en Chine transmettre le vrai Dharma, ce qu'il fit. La traversée en bateau aurait duré trois ans, tant et si bien qu'à son arrivée à Canton, il était déja largement centenaire. Traditionnellement, il aurait posé le pied en Chine un 21 septembre de l'année 527, mais d'autres proposent 495 ou 536.

     

    MONDO AVEC L'EMPEREUR WU 1

     

    Selon les anciennes annales, la popularité du moine étranger parvint aux oreilles de l'empereur Wu du la dynastie des Liang qui se réjouit de le voir (à cette époque, la Chine était divisé en deux grandes dynasties, les Liang au Sud et les Wei au nord. Ces derniers se scindent eux-mêmes entre Wei de l'ouest et de l'Est vers 535). BODDHIDHARMABoddhidharma qui avait des yeux bleus et une grosse barbe, que certains textes disent rousse, se rendit à Nankin et se présenta devant l'empereur.

    Ce dernier protégeait ardemment le bouddhisme, car depuis bien longtemps déjà, moines et sutras de diverses écoles avaient gagné la Chine et propagé l'enseignement du Bienheureux. L'empereur parla un moment des monastères et des stupas qu'il avait fait bâtir, des pagodes, des temples, des traducteurs qu'il avait réunis. Puis il demanda quels bénéfices il pouvait en escompter, quels mérites il en retirerait. 

    - Aucun mérite, dit Boddhidharma.

    L'Empereur se figea un instant.

    - Dans ce cas, quelle est l'essence de votre enseignement? 

    - Un vide insondable et rien de sacré.

    L'empereur, interloqué, reprit contenance et dévisagea Boddhidharma.

    - Qui êtes-vous donc? 

    Alors le moine, impassible, répondit :

    - Je ne sais pas.

     Ce mondo, extrêmement célèbre, n'était guère fait pour s'attirer les bonnes faveurs de l'empereur, ce dont le maître se souciait fort peu, d'ailleurs.

     

     

    "TOTAL, OBSCUR, IL PARTIT DANS LA NUIT "   (Keizan Jokin)

     

    BODDHIDHARMABoddhidharma part alors vers le royaume du Nord, dit la tradition, traverse le fleuve Jaune sur un roseau, arrive au pays de Bei Wei ("Wei du nord"), escalade le mont Susan et se retire au monastère de Shorin, le Shorin-ji, plus connu sous le nom de Shaolin. Là, il va faire zazen pendant neuf ans face à un mur (cette caractéristique ne cessait d'étonner les chinois) et éduquer ses disciples. Combien étaient-ils? Des annales affirment que beaucoup de suivants de l'empereur Wu et même sa propre fille, Soni, le rejoignirent, mais l'histoire a retenu deux disciples principaux, Daoyu et Eka. En tout état de cause, Shaolin devint vite un grand monastère florissant.BODDHIDHARMA

    Après avoir reçu la transmission, Eka partit de Shaolin et mena une existence pauvre, au sein du peuple - mais c'est une autre histoire: sa rencontre avec Boddhidharma, comment il se coupe le bras, le fameux mondo, la transmission du Dharma et sa vie feront l'objet d'un article à part.

    Quant à Boddhidharma, de nombreuses légendes vont fleurir à Shaolin: il serait resté neuf ans en zazen. Il aurait jeté les bases des arts martiaux appelés plus tard Kung Fu. De ses paupières, qu'il aurait jeté pour ne plus dormir, serait né le premier plant de thé. Sa mort aussi connaît plusieurs versions.

    Maître Deshimaru raconte qu'un maître du nom de Bodai-Rushi conçut pour lui une violente jalousie, à tel point qu'il voulut le tuer. Il vint au temple avec du saké contenant un poison et en proposa à Boddhidharma. Celui-ci, ayant deviné le piège, jeta la moitié de la coupe sur un rocher, qui éclata. A cet instant, il dit: "J'ai déja trouvé un grand disciple, Eka. Il continuera ma mission." Et il but le poison. Mais selon d'autres sources2 il aurait été mis à mort sur la rive de la rivière Luobin, lieu d'exécution connu, soit jalousie du clergé local, soit répression des autorités lors des troubles qui accompagnèrent l'éclatement des Wei du nord en deux royaumes. 

    Une autre version prétend que c'est une faction de ses propres disciples, devenus nombreux, qui l'aurait empoisonné. A la cinquième tentative, de guerre lasse, Boddhidharma aurait accepté de boire le poison mais, le jour même, un haut fonctionnaire chinois de retour d'Inde affirma l'avoir croisé dans les montagnes du Pamir: une sandale à la main, il rentrait dans son pays natal. Les disciples, en émoi, firent alors ouvrir sa tombe et y trouvèrent un cercueil vide et seulement une sandale. 

     

     

     LE TRAITÉ DE BODDHIDHARMA ET LES SOURCES ANCIENNES

     

     BODDHIDHARMALe Traité de Boddhidharma est pour nous la source la plus précieuse sur Boddhidharma et son enseignement. Ce texte a été découvert dans la bibliothèque de Dunhuang.

    Dunhuang était une étape sur la route de la soie, dans les ruines de laquelle fut découverte au début du XX° siècle une immense bibliothèque principalement bouddhique, mais avec également des évangiles chrétiens et des traités de Dzogchen. Des textes fondamentaux pour le ch'an y dormaient depuis des siècles.

    BODDHIDHARMA: un vide insondable et rien de sacréCe Traité se divise en plusieurs parties: une courte introduction sur Boddhidharma, puis un exposé assez bref de son enseignement, puis deux lettres d'Eka à un de ses disciples (que vous pouvez lire dans "textes et sutras", article: 'Traité des deux accès' et 'Lettre d'Eka'). Suivent enfin des collections de mondo entre maîtres et disciples. Il a été écrit par Tan-Lin, qui était un disciple de Boddhidharma ou de Eka.

    Les autres sources parlant de Boddhidharma s'échelonnent de 547 pour le Luoyang Qielanji (qui le dit Perse), jusqu'au début du VIII° siècle. La légende est alors fixée définitivement par l'Ecole de Dongshan, future école du Nord, autrement dit la lignée Doshin - Konin - Eno. Le reste n'est que fioritures et enjolivements. 3 

    Le Guanxinlun qui faisait partie des 'Trois Traités du Grand Maître Boddhidharma' provenait aussi de l'école du Nord. Ces Trois Traités, bien qu'apocryphes, sont importants pour la suite du Zen, car sur eux va s'appuyer l'école japonaise de Boddhidharma, la Nihon Daruma Shu (fondée en 1196, quelques années avant le retour de Dôgen de Chine). Or, beaucoup de disciples de la Daruma shu rejoindront le monastère de Dôgen, au premier rang desquels Ejo, son successeur.

    Toutes ces sources ne sont pas historiques, mais idéologiques, dans le sens qu'un courant, une école, une lignée essaye de récupérer l'héritage ancien en le magnifiant au passage. 

     

     VÉRITÉ ET LÉGENDE

     BODDHIDHARMAL'homme a besoin de légende et toute tradition de mythes fondateurs qui lui donnent des repères et galvanise la foi des disciples. Le zen n'échappe pas à la règle. Car il serait bien difficile de dire qui a été exactement Boddhidharma. Le moine Reikai Vendetti l'appelait pour cette raison "Le père Noël du zen": sur ses épaules se sont groupées toutes les histoires, toutes les légendes qui circulaient au VII° siècle.

    Ce qui est certain, c'est qu'aux toutes premières heures du ch'an chinois plusieurs courants existaient: ceux qui prônaient uniquement zazen face à un mur; ceux qui pratiquaient et étudiaient le Lankavatara sutra; et sans doute des branches plus iconoclastes qui rejetaient toute théorie et toute analyse. Et il n'y avait pas qu'un maître, mais plusieurs dont les disciples affirmaient tous la suprématie. Le traité de Boddhidharma égrène des citations de maîtres dont on ne connait rien sauf le nom (par exemple maître Zhi, maître Liang, ou encore maître Lang, Yuan, Fan ou Yuanzhi...).

    Ce qui est (presque) sûr, le voici: quand elle a commencé à s'institutionnaliser et à s'étendre, l'Ecole du Nord, du mont Dongshen, autrement dit l'école de Doshin, de Konin et de Eno, a voulu se donner une généalogie prestigieuse qui engloberait tous les courants du ch'an, principalement le courant du Lankavatara et celui des moines errants proches des yogis (ou de Mahakashyapa). Elle a rattaché du coup Doshin et Konin à Boddhidharma - Eka. Cette même école du Nord qui était en train de faire tomber Shaolin dans son escarcelle a construit toute une histoire entre ce monastère et Boddhidharma, pour une question de prestige et de légitimité; mais Boddhidharma n'y a sans doute jamais mis les pieds. De même il est fort douteux qu'il ait jamais rencontré l'empereur Wu, n'en déplaise.4

    BODDHIDHARMA: un vide insondable et rien de sacréLe plus certain est ce que déclare Tan-Lin dans son introduction au Traité des Deux Accés: un moine indien, fils de roi, vint en Chine redonner un nouveau souffle au Dharma en apportant la pratique du zazen, et il eut seulement quelques disciples, Daoyu et Eka en tête. Tan-Lin était disciple du maître - ou d'Eka - et donc le mieux placé de nos sources pour en parler.

    La vie légendaire de Boddhidharma ne s'est pas élaborée en un jour. C'est un long processus qui s'est étalé sur 150 ans. 

    Mais au fond, il fallait bien que Boddhidharma eut été un être exceptionnel, à une place exceptionnelle, avec un enseignement exceptionnel, pour qu'il devienne une référence absolue, une figure mythique, pour que toutes les écoles du ch'an naissant s'en revendiquent et qu'aujourd'hui encore son nom résonne dans la conscience des pratiquants du zen. Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'il a été historiquement, mais ce qu'il inspire aux générations actuelles.

     

    BODDHIDHARMA: un vide insondable et rien de sacréOn ne saurait clore la vie légendaire de Boddhidharma sans parler des daruma japonais (prononcer: darma), qui sont des petites statuettes en forme d’œuf supposées représenter le grand maître. Selon la légende, après ses neuf ans passés en zazen, ses bras et ses jambes auraient pourri et seraient tombés, d'où la forme d’œuf. La tradition veut qu'on les achète dans un temple et sans pupille. On peint un œil en faisant un vœu, et quand celui-ci se réalise, on peint le deuxième œil. Encore récemment, le vainqueur d'une élection politique peignait ce deuxième œil en public. Au cas où le vœu ne se réalise pas, on fait brûler le daruma par le temple où on l'a acheté, ce qui est une façon de dire qu'on trouvera une autre solution pour réaliser son vœu. On peut acheter des daruma dans des magasins, mais les temples refusent de brûler ceux d'une autre provenance...

     

     

     _______________________________________________________

     L'empereur Wu (502-549), plus exactement Wu Di, est le fondateur de la dynastie Liang. Il fit bâtir, dit-on, 13.000 temples bouddhistes, interdit le taoïsme et finit moine dans un monastère. A ne pas confondre avec le royaume de Wu, de la période des trois royaumes, plusieurs siècles avant. 

    2  Xu Gaosengshuan: Suite aux biographies des Maîtres éminents, compilée en 645.

     3 Dans l'intervalle est diffusé en 645 le Xu Gaosengshuan, 'la Suite aux Biographies des Moines Eminents' (qui le dit fils de roi du sri Lanka, venu par mer, victime de l'hostilité du clergé en place, n'ayant que peu de disciples et mort sur les rives du Luobin). Puis, au début du VIII° siècle, le Lengqie shiziji (Mémoire sur les Maîtres et Disciples du Lankavatara) et le Chan Fabaoji (Chronique de la Transmission du Joyau de la Loi), deux ouvrages issus de l'école du Nord.

    4 Le prototype de cette histoire est la rencontre entre l'empereur et un maître faiseur de miracle, Fu Dashi, "Fu le Mahasattva", qui était considéré comme une incarnation du Bouddha Maitreya. Il mourut en 569. De même, Shaolin ji avait été fondé par l'empereur pour le maître bouddhique Fotuo. Les deux figures ont été confondues plus tard par l'école du Nord.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    Tags Tags : , , , , , , , , ,