• BUSSHO KAPILA: L'enquête!

    Morts, poisons... Du rififi dans la gen-maï !

    Enquête au coeur du Bussho kapila (le sutra des repas)

     

     

     

     

     

     

    Le Bussho kapila, tous les pratiquants l'ont bien souvent récité, le matin avec la gen-maï et le midi en sesshin. On sait tous que les sutras sont une offrande pour nourrir, non pas les sens ou notre avidité, mais la pratique; tous nous savons qu'ils aident à se concentrer et à s'harmoniser avec la sangha. Mais maintenant, retournons la feuille et penchons-nous d'un peu plus près sur la traduction au dos. L'enquête commence!

     

    1- Busshô Kapila
       Jôdo Makada
       Seppô Harana
       Nyumetsu kuchira
       Nyorai oryoki
       Gakkon toku futen
       Ganku issai shû
       Tôsan rinku jaku

    "Le Bouddha est né à Kapilavastu, il eut le satori à Magada, il enseigna à Harana, il entra dans le nirvāna à Kuchira. Les bols du Tathagatha, nous les ouvrons maintenant. Puissions-nous, ainsi que tous les êtres, atteindre au nirvāna et nous débarrasser des trois poisons."

     

    BUSSHO KAPILA: L'ENQUETE

    Pour l'instant rien de spécial. On note cependant que Gautama n'est pas né à Kapila (=Kapilavastu), mais à Lumbini. Il a par contre grandi à Kapila où résidaient ses parents. 

    Makada est en fait le royaume de Maghada, qui comprenait l'actuel Bodhgaya où le Bouddha a réalisé l'éveil.  

    Harana est la prononciation japonaise de Varanasi, autrement dit Bénarès. Le Bouddha a effectivement commencé à enseigner à Sarnath, qui est à quelques kilomètres de Varanasi. 

    Kushira est Kushinagar.

     

    Que sont les trois poisons? De leur nom complet, "les trois poisons indissociables", sanscrit triviṣāṇi: l'avidité, la jalousie et la colère. Indissociables car il s'agit d'un engrenage infernal. L'avidité - la convoitise, la soif de posséder - entraîne la jalousie et l'intolérance envers ceux qui ont ce que l'on désire. L'esprit de compétition se développe et cette jalousie se transforme en hostilité, en colère et en haine.

    Il est dit traditionnellement que la jalousie fait renaître dans le monde des esprits affamés et la colère dans l'enfer des existences inférieures, ou dans le monde des animaux.

     

    2 - Shinjin pashin biru shano fû BUSSHO KAPILA: L'enquête!
        Enmom hôshin ru shano fu

        Senpai kashin shakyamuni fû
        Tôrai san miruson fû
        Jihô sanshi i shi fû
        Daijin myô horenkagin
        Daishin mônjû suribusa
        Daian fuen busa
        Daihi kanshi in busa
        Shi son busa mokosa
        Moko hoja horomi 

    "La pureté universelle du Bouddha Vairocana, la forme universelle du Bouddha Vairocana, tous les phénomènes sont Bouddha, le Bouddha Maîtreya qui naîtra dans le futur, tous les bouddha passés, présents et futurs dans les dix directions, le grand et parfait Samantabhadra, Avalokiteshvara, le Bodhisattva de la compassion universelle, tous les bodhisattvas et le patriarches et le soûtra de la Prajñā-pâramitā."

     

     Ici les choses prennent une drôle de tournure. Apparaissent plusieurs noms qu'on n'a guère l'habitude d'entendre dans le zen. Il s'agit des grands boddhisattvas (maha boddhisattva ou mahasattva) que le Mahayana a mis en avant et qui sont des boddhisattva transcendants, honorés et priés comme des divinités en Chine et au Japon. Ils personnifient chacun une vertu, une paramita. On les prie un peu comme les saints catholiques mais ils peuvent être aussi des supports de visualisation dans des pratiques plus tantriques (dans le bouddhisme tibétain ou le Tendai Japonais)

    Le Bouddha Maitreya est bien connu puisque c'est le Bouddha du futur, qui apparaîtra quand tous les enseignements seront oubliés. Son nom vient de Maitri, la bienveillance, la bonté. Son teint est doré, il est coiffé d'une couronne et tient à la main un lotus ou un flacon d'ambroisie.

    Samantabhadra, "l'auspicieux" ou "l'entièrement excellent", incarne la vérité absolue, la pratique de tous les Bouddhas, et pour cette raison il est souvent associé à Manjusri, la sagesse.

    Enquête au coeur du Bussho kapilaEnquête au coeur du Bussho kapilaAvalokiteshvara est le boddhisattva peut-être le plus connu du zen sous son nom japonais de kannon, le boddhisattva de la compassion. (Deshimaru a commenté le Kanon-gyo) Littéralement, c'est le seigneur (Ishvara) qui regarde le monde (loka) d'en bas, qui regarde en bas, c'est-à-dire qui prend pitié des pauvres humains. Il est représenté souvent sous une forme androgyne; en Chine il ressemble presque à la Vierge Marie. Il vient au secours de ceux qui le prient et l'invoquent avec foi et peut prendre n'importe quelle forme pour venir aider les êtres en détresse.

     

    Jusque là tout va bien, si l'on peut dire, puisqu'il s'agit de trois des quatre grands boddhisattvas vénérés en Chine et au Japon. Mais, là où on attendait le dernier des quatre, Kshitigarbha, on trouve un autre boddhisattva, qui occupe pourtant d'habitude une place bien plus modeste dans le cortège des boddhisattvas: Vairocana. Comment expliquer ce changement? 

    Voyons d'abord qui est Kshitigarbha. Il sauve les âmes égarées et a fait voeu de tirer tous les êtres de l'enfer jusqu'au dernier. Son nom sanscrit signifie embryon ou graine de la terre. Il s'occupait au Japon et en Chine de tirer les morts des enfers, spécialement les enfants morts prématurément. Or les chinois se préoccupaient beaucoup du sort de leurs défunts, d'où son importance prépondérante. Les malades l'invoquaient aussi pour guérir.

    BUSSHO KAPILA: L'ENQUÊTE

    Le Bouddha Vairocana, quant à lui, est mis en avant dans le sutra avatamsaka (sutra de la guirlande de fleur) et dans le sutra du lotus. Son nom veut dire: "le lumineux, l'illuminateur". Cité déja dans le Rig-véda hindou parmi les asuras (qui à cette époque n'étaient pas des démons - c'était les ahura, les dieux, comme dans "ahura mazda"), il s'agit peut-être d'une divinité proto-iranienne. C'est dire son antiquité. Solaire, il est représenté d'un blanc lumineux tenant dans ses mains une roue à huit rayons - autre symbole solaire: l'enseignement du Bouddha illuminant le monde comme le soleil.

    C'est le Bouddha central des écoles ésotérique, du Vajrayana tibétain ou des écoles Kegon, Shingon et Tendai japonaises, où il est appelé Dainichi Nyorai et parfois, comme dans le bussho kapila: Birushana, Rushana.

    "Birushano fû...Rushano fû": le Bouddha Vairocana.

    Pour ces écoles, tous les phénomènes sont l'émanation de Vairocana. C'est lui qui délivre les enseignements ésotériques, c'est lui qui a donné à l'homme les techniques tantriques. Ce dernier point est important, on va l'expliquer.

    Mais posons-nous d'abord une petite question: pourquoi, au fond, ces grands bodhisattvas apparaissent-ils dans les sutras zen? Dôgen n'en avait cure, les maîtres Ch'an ne s'en souciaient pas.

    Pourquoi tout d'un coup surgissent-ils en plein milieu de notre gen-maï?

    Quand Dogen a introduit le vrai zen au Japon, son enseignement a connu deux phases bien distinctes. Une première période où il s'est montré plutôt ouvert et a attiré vers lui des disciples venant d'autres écoles. Puis, au cours d'une deuxième période, sa sangha devenue forte et solide, il est devenu beaucoup plus dur et tranchant, rejetant tout ce qui n'était pas le vrai zen dans toute sa pureté. A ce stade du zen japonais, foin des maha boddhisattvas.

    Mais l'extension du zen, son développement, on pourrait dire sa popularisation, a été le fait de Keizan Jôkin, troisième successeur de Dôgen. Pour lutter contre l'influence du zen Rinzai, il se rapproche du pouvoir et ordonne boddhisattva l'empereur go-Daigo. Or, même si Keizan restait fidèle à son maître, Ejô1, après lui le zen sôtô va dégénérer et intégrer de nombreux éléments qui n'étaient pas dans les bagages de Dôgen mais bien dans les autres courants du bouddhisme. 

    BUSSHO KAPILA: L'ENQUETECes courants étaient des écoles tantriques Chinoises très anciennes, implantées au Japon depuis le 7ème ou 8ème siècle: le Tendai, le Kegon et le Shingon. Tantriques, autrement dit magiques. Au fil du temps elles avaient développé des rituels très complexes pour la cour et les nobles, perdant ainsi leur base populaire. A l'époque de Dôgen et Nichiren (13ème siècle), une partie des pratiquants Shingon et Tendai se tournent alors vers ces courants en plein essor au Japon. 

    Ces quatre boddhisattvas évoqués dans le bussho kapila témoignent de ce moment d'assimilation, de mélange et d'ouverture vers d'autres traditions du Mahayana, et spécialement vers les écoles ésotériques Kegon, Shingon et Tendai, en reconnaissant Vairocana, qui était leur figure tutélaire centrale2.

    Kshitigarbha passe à la trappe parce que  Vairocana, en tant que source de tout savoir ésotérique, englobe les cérémonies funéraires pour le repos de l'âme. Désormais soutenu par la cour, proche de celle-ci, institutionnalisé, le sôtô faisait concurrence directe au rinzaï pour l'accomplissement de ces cérémonies (dont l'enjeu politique et financier était très grand). Sans doute aussi le sôtô entra en compétition avec les vieilles écoles sur le terrain de la magie comme preuve de la puissance des maîtres et de leur enseignement.3

    Après keizan Jôkin, le zen sôtô, comme le rinzaï, dégénère et entre dans une longue nuit où la pratique passe au second plan. Cette période de déclin, de poussière, de compromission avec le pouvoir ne cessera, malgré quelques trublions (Bassui, Ikkyû), qu'au 18ème siècle avec la réforme de Gentô Sokachu.

    BUSSHO KAPILA: L'ENQUÊTELa présence de Vairocana montre par conséquent que, à coté de la pratique pure et simple de zazen, les mantras, les formules magiques, les méditations avec visualisations de déités, les prières et les cérémonies à caractère magique, bref, les pratiques du bouddhisme ésotériques étaient tolérées, sinon pratiquées, à tout le moins reconnues dans les monastères Sôtô.

    Le bussho kapila porte donc la trace historique d'un moment de syncrétisme, pour ne pas dire de décadence, d'une assimilation d'éléments tantriques qui n'appartenaient pas à la tradition du ch'an. 

    Et pour appeler un chat, un chat, le 'shin jin biru shanofu' est une déclaration de foi shingon, brute de décoffrage: 'Tout est l'émanation du bouddha primordial Vairocana, le Bouddha, tous les autres Bouddhas, tous les grands boddhisattvas, tous les enseignements, y compris la prajna paramita.'

     

     

     

    3 - Hitotsu ni wa, kôno wa hakari ka no rai sho wo hakaru
        Futatsu ni wa, onorega tokugyô no zen ketto wo hakatte kuni ôzu
        Mitsu ni wa, shin wo fusegi toga wo hanareru kotowa tontô wo shûtto su
        Yôtsu ni wa, masani ryôyaku wo koto to suruwa gyôko wo ryôzen ga tamenari
        Itsutsu ni wa, jô dô no tame no yueni ima kono shiki wo uku

    "D'où vient cette nourriture ? Ma gratitude va à celui qui l'a préparée. Je reçois ce don de nourriture en considérant mes imperfections. Stopper la colère et les désirs, c'est la vraie religion. Cette nourriture doit être prise comme un médicament pour la santé du corps. Je prends cette nourriture afin de me perfectionner dans la Voie."

     

    4 - Jiten kijin shû (seul le maître dit cela)
        Gokin suji kyû
        Suji hen jihô
        Ishi kijin kyô

    "Vous, tous les morts et toutes les existences animales (prêtas), maintenant je vous offre cette nourriture, qu'elle se répande dans l'univers tout entier, j'espère manger avec vous."

     

    Il est curieux qu'on s'adresse aux morts dans le zen puisque d'habitude on se soucie fort peu de l'après-vie. Les maîtres ne parlent jamais de la destinée humaine après la mort. Laissons pour l'instant la question dans notre poche. On l'en ressortira un peu plus loin.

    Enquête au coeur du Bussho kapilaLes prétas sont les existences animales, une des trois destinées inférieures ou mondes "non-bienveillants" parmi les six mondes qui comprennent: le monde des dieux (deva), le monde des demi-dieux guerriers (asura), le monde des hommes (purusa), puis celui des animaux (jantu), des êtres faméliques ou affamés (prétas) et enfin le monde infernal (naraka). Les trois derniers mondes sont dénués de vertus et la souffrance y est accablante sans guère de possibilité d'en réchapper.

    Il est dit qu'il faut envisager ces mondes comme des états que l'on traverse tous à différents moments de la journée. On parle d'ailleurs de zen-naraka. Il s'agit plutôt d'une description de la psychologie humaine que d'un itinéraire de transmigration (que le Bouddha réfutait).

     

     

     

    5 - Jôbun sambô 
        Chûbun shion
        Gekyu rokudô
        Kaidôku jô 

    Pour le Bouddha, le Dharma, le Sangha, pour la société et l'humanité toute entière, pour les innocents et ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes, pour toutes les existences de l'Univers que cette nourriture soit offerte et mangée.

     Les innocents et ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes sont les simples d'esprit, les déficients mentaux qui ne peuvent mettre en pratiques les enseignements.

     

    6 -Ikkui dan issai aku
       Nikui shu issai zen
       Sankui do sho shu jô
       Kaigu jô butsudô

    " La première cuillerée est pour couper tout mal, la seconde pour pratiquer le bien, la troisième pour aider tous les êtres; tous ensemble, nous suivrons la Voie du Bouddha."

     

    7 - Gashi sen bassui 
       Nyo ten kan romi

       Seyo ki jinshû
       shitsu ryo tokubo u man
       Onma kura sai sowaka 

    "J'offre cette eau à tous les morts, que cela leur serve de nourriture, qu'elle les désaltère comme la rosée du matin."

     

    On avait déja offert la nourriture aux morts dans le jiten kijin shû, voici maintenant qu'on leur offre l'eau qui a servi à nettoyer les bols. Pourquoi le bussho kapila s'intéresse-t-il tellement aux morts alors que le zen en parle si peu?

    Historiquement, il faut savoir que le bouddhisme dans toute l'Asie a dû en partie son développement au fait qu'il avait une fonction sociale: celle de s'occuper des morts, c'est-à-dire de faire en sorte que l'âme des défunts n'aille pas ou ne reste pas en enfer ou dans un quelconque endroit hostile. C'est toujours aujourd'hui le rôle des moines japonais qui accomplissent les rituels funéraires; ça l'est aussi au Tibet, où les moines viennent réciter des prières auprès du mourant et lui décrivent le bardö de la mort (sans parler du powa).

    Enquête au coeur du Bussho kapilaEn Chine et au Japon spécialement, c'était un devoir capital pour les enfants d'assurer une bonne mort à leurs parents (par des offrandes, des cérémonies, des sacrifices...). La piété filiale l'exigeait, faute de quoi le mort pouvait revenir sous forme d'âme errante harceler les vivants.

    Ce sont les moines bouddhistes qui se sont chargés de ce rôle d'intercesseur. La dévotion envers les Bouddha et le pouvoir des boddhisattvas pouvaient anéantir un mauvais kharma. ces derniers conduisaient les morts vers les terres bénies des bouddhas et arrachaient aux enfers les âmes qui y étaient tombées. En invoquant le Bouddha Amida sur son lit de mort, on pouvait par exemple échapper à la chaîne accablante des causes et des effets.

    Les dédicaces et sutras chantés par les moines s'adressent donc aux morts pour les libérer des destinées inférieures et leur assurer une renaissance dans une des terres des bouddhas. Dévotion, grands boddhisattvas, terre de bouddha: nous sommes ici très clairement en plein Mahayana.

    Enquête au coeur du Bussho kapilaPar l'offrande de la nourriture et de l'eau aux morts, le service aux défunts est donc assuré, si l'on peut dire, au cours du bussho kapila, sans qu'il soit besoin d'invoquer encore Kshitigarbha. De toute façon, à cette époque, les temples zen proposaient sans doute déjà des rituels spécifiques pour les défunts. Il était sûrement plus important de donner une place - ou d'attirer - les disciples venus des sectes Tendai, Shingon et Kegon.

    Peut-être que, plus simplement, du fait de leur venue en nombre, la croyance en Vairocana s'était généralisée parmi les pratiquant du zen sôtô. Quoiqu'il en soit, en invoquant ainsi Dainichi Nyorai - Vairocana - Birushana, on recherche clairement des compétences ésotériques, pour ne pas dire des pouvoirs magiques.4

     

    Aujourd'hui, en Europe, grâce à Deshimaru, la pratique du zen a retrouvé sa simplicité originelle. Le bussho kapila garde cependant la trace archéologique de siècles lointains où le zen sôtô s'est mêlé à d'autres courants et les moines à d'autres pratiques.

     

    BUSSHO KAPILA: L'ENQUETE

    La lettre A, objet de méditation dans le Shingon.

     

     


     1 Après la mort d'Ejô, il fut disciple de Tettsu Gikai qui avait ramené de Chine des rituels auxquels Keizan resta fidèle.

    2 Dans le Shingon, par exemple, (mahâ)Vairocana est essentiel. L'univers entier est une émanation de son corps et toutes les activités mentales proviennent de son propre esprit. Le pratiquant visualise des mandalas de déïté avec Vairocana en son centre. On psalmodie son mantra, on se visualise soi-même comme étant Vairocana. 

     L'école Tien tai (qui deviendra Tendai au Japon) était déja en lutte avec le Ch'an en Chine sous la dynastie Tang (7ème siècle), combat qu'elle perdra.

    Pour les curieux, voici les 3 mantras Shingon de Vairocana ( mantras d'origine hindoue): "Om vairocana hûm"; "A vi ra hûm kha"; et le mantra de la lumière: "Om amogha vairocana mahâmudra manipala jvâla pravarttaya hûm." 

     

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